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take away shows — By Ondine

Willis Earl Beal

J'étais terrorisée. Terrorisée à l'idée de l'approcher. Terrorisée à l'idée de le regarder dans les yeux. Encore plus de lui parler.

Et puis on s'est croisé dans un couloir et j'ai pris mon courage à deux mains – je l'avais vu sourire dans l'après-midi, ça m'avait rassuré. Il fallait que je lui parle, que je lui dise ce qu'il m'avait fait à New York quand j'étais tombée sur lui par hasard. Ce bar à moitié plein, lui au comptoir enchaînant les whisky-coca, son sac à dos vissé sur les épaules, ses lunettes noires sur le nez, sa valise à la main. Il était monté sur scène et toute la salle s'était retournée. Tout le monde avait fait dix pas en arrière, la mâchoire décrochée par la présence de ce type d'un autre monde. Le silence total et puis sa voix.

Ce soir là, Willis Earl Beal m'avait laissé désemparée. Et désemparée, je l'étais de nouveau devant lui, ce samedi d'août, avec ma tête de gosse qui vient demander à ses parents si le Père Noël existe vraiment. Je lui ai parlé de New York, dit que j'attendais religieusement son concert de ce soir à la Route du Rock, puis j'ai fini par cracher le morceau : Chryde et moi étions depuis des mois obsédés par l'idée de l'avoir pour nous, de le faire chanter, de faire n'importe quoi avec lui, mais quelque chose qui serait forcément grand. Willis a sourit, il a dit "j'aime bien cette idée, venez me voir après mon concert". J'ai senti mon coeur sortir de ma cage thoracique et je l'ai regardé s'éloigner.

Art et moi sommes retourné le voir. On avait repéré un tunnel quelque part dans le festival. Un long couloir de pierre éclairé aux néons. On le voyait déjà là, à contre-jour, seul avec sa voix résonnant sur chaque pavé. Et puis on a vite déchanté : le son des concerts était trop fort, ça aurait tout gâché. On s'est donné rendez-vous le lendemain matin. Aussi imprévisible qu'il a l'air d'être, on ne savait pas si ce Concert à Emporter allait vraiment se passer. On avait peur qu'il nous glisse entre les doigts, qu'il disparaisse, et qu'on ne le revoit jamais.

Le dimanche, on a fait le tour de Saint Malo, des villages environnants. On a cherché l'endroit parfait. Un château en ruine, un moulin. On pensait toujours au tunnel mais la lumière du soleil et les balances du festival nous gênaient. On a vu cet immense champs où des meules de foin étaient éparpillées. On imaginait Willis chantant au milieu de l'immensité. On a cherché d'autres lieux, puis en s'arrêtant dans un bar pour demander au patron s'il connaissait un bâtiment en ruine dans le coin, on a entendu parler d'une vieille bicoque laissée à l'abandon. Hasard, la maison était juste à côté de l'hôtel où l'on avait croisé Willis le matin même – elle était sous notre nez depuis le début, cachée dans les hautes herbes et les ronces d'un jardin plus entretenu depuis des années.

On est entré par une vitre brisée. Des murs plus tout à fait blanc, une cheminée fracassée, des morceaux de verre partout, un pigeon mort à l'étage, des contours de mains tracées au crayon sur les les cloisons, des sacs de riz, des vêtements par terre et un jean pendu sur un cintre. La maison était probablement squattée, mais vide pour l'instant. Ce qu'on ne savait pas, c'est que quelques heures plus tôt, Willis était lui-même passé par là. Par peur des punaises, il n'y était pas entré. "Je déteste ces bestioles. J'ai entendu des bruits, c'est pour ça que je ne suis pas rentré".

"Je ne veux pas que tu soulèves mon tshirt" a-t-il lancé quand Henri s'est tourné vers lui pour installer son micro lorsqu'on l'a rejoint. Willis Earl Beal est de ceux qu'on ne peut pas amadouer. Comme un homme traqué, il semble toujours sur ses gardes, prêt à riposter si on l'attaque. Il se laisse approcher, près, très près, et d'un coup, c'est le couperet. Aucune négociation possible tant sa présence physique impressionne. Je ne me suis jamais sentie aussi petite devant quelqu'un de moins grand que moi.

Rassuré sur l'absence d'insectes, Willis a accepté de nous suivre. Il préférait le tunnel mais il faut croire que notre surexcitation a fini par lui faire lâcher prise. "Je ne suis jamais euphorique" a-t-il dit avant d'ajouter "tu peux commencer à filmer, de toute façon, je me comporte toujours comme si j'étais tout le temps filmé".

On a écarté les ronces de nouveau. On s'est glissé entre le verre brisé. Willis a posé ses mains sur celles dessinées sur les murs. Henri lui a lu les phrases glauques écrites à côté. Elles parlaient de meurtre, de pendaison. Willis n'a rien dit, il a seulement observé. Il s'est saisi d'un manche de marteau et d'un moulinet de canne à pêche qui traînait. Il y avait une tension impalpable dans l'air, comme si on ne savait pas s'il allait chanter, hurler ou partir en courant.

Il a choisi la première option. D'un coup, il a ouvert la bouche et son timbre soul, puissant, écrasant, s'est mis à résonner entre les murs brinquebalants de la maison. Plus un bruit, seul le parquet qui grince et cette voix. Willis venait de prendre les rennes, de prendre possession du moment comme le dira plus tard Henri, à défaut d'avoir pris possession de l'endroit. On ne décidait plus de rien : c'était lui le chef, lui le meneur, lui le Monsieur Loyal de son propre show.

Ses pieds ont frappé le sol, ses jambes se sont agitées. Il a dansé, presque en transe. On ne voyait pas ses yeux, cachés derrière ses lunettes noires. Ils devaient être fermés. Willis a terminé sa chanson, mais il ne s'est pas tu. Il a parlé à la caméra, comme si elle était sa seule confidente, l'unique présence qu'il tolérait. Il a récité un poème, puis il a entamé un autre morceau.

On avait très peu dormi et la fatigue aidant, je me suis effondrée en larmes de la façon la plus ridicule qui puisse être. Cet homme sans instrument, ou plutôt avec sa seule voix comme instrument, était là devant nous en train de nous inviter à le disséquer, à plonger les mains dans ses entrailles sans artifices et sans trucages. Sa voix m'a transpercé. Sa sincérité, sa brutalité aussi. J'ai quitté la pièce. Willis, lui, a continué de chanter, de parler, d'ouvrir les vannes.

"Maintenant, tu arrêtes de filmer". D'un geste, il venait de refermer l'étroite porte d'accès qu'il nous avait laissé emprunter. Art a baissé la caméra. C'était terminé. On l'a raccompagné jusqu'à l'hôtel. Il est monté dans sa voiture, a démarré. On s'est assis sur un petit muret. On est resté là pendant dix minutes, sans se parler, abasourdis, choqués. On venait de toucher du bouts des doigts la liberté et elle s'était échappée avant même qu'on ne se rende compte de ce qu'on tenait.