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Enquête sur Harry Smith

C’est en 1970 très exactement que l’auteur d’ « une histoire secrète du vingtième-siècle » qui mettait en évidence les liens souterrains qui unissent les avant-gardes européennes (Dada, l’internationale lettriste, le situationnisme) et la culture populaire (rock, punk) découvre les noms de ces musiciens parmi les quelques quatre-vingt autres que rassemble cette anthologie de trois disques, aux couleur vertes, rouges et bleues.

Elle est l’oeuvre d’un certain Harry Smith, collectionneur de 78 tours des années 20 et 30, né à Portland. Elle a été publiée en 1952 à New-York. Cette “Anthology of American Folk Music”, comme Harry Smith l’avait sobrement intitulée, avait déclenché entre temps sa petite révolution à Greenwich Village, Berkeley, Chicago ou Detroit dès la fin des années 50. De nombreux artistes y avaient puisé une matière et un idiome pour la poésie et la musique du futur. Ils s’appelaient Bob Dylan, Joan Baez, le Grateful Dead, les Byrds, John Fahey ou le poète beat Allen Ginsberg. Elle allait aussi devenir pour Greil Marcus une obsession, l'une des traces de cette baleine blanche et insaisissable qui selon lui fonde l’imaginaire américain et qu’il suit inlassablement de livres en livres, de "Mystery Train" à "Invisible Republic".

 

Greil Marcus écrit dans "American Folk" : « Dès lors et jusqu’à aujourd’hui, les couplets, les mélodies, les images, les accords de l’Anthology, et, de manière encore plus marquante, l’insistance de ce recueil sur l’existence d’une Amérique gothique de terreur et de délivrance à l’intérieur de l’Amérique officielle de l’angoisse et de la réussite – Smith accordant autant de valeur et de sens aux ballades parlant de meurtres, d’explosions d’extase mystique, de morale, de mises en garde ou de révélations hédonistes–ont toujours été un pas derrière la musique de Dylan tout en la précédant d’une tête. »

La Revue Feuilleton qui rassemble ce mois-ci dans un numéro consacré à la musique des textes inédits de John Berger, Nick Tosches, David Samuel ou John Jeremiah Sullivan publie pour la première fois en français, dans une traduction de Frank Reichert, ce texte de Greil Marcus consacré à l' Anthology of american folk music de Harry Smith, et nous en offre trois extraits, en avant première.

Dans "American Folk", Marcus parle de ses déambulations dans Panoramic Way, une rue située derrière l'université de Californie, à Berkeley, en quête d'une trace de Harry Smith, et s'interroge sur la relation que l'Amérique entretient aujourd'hui avec cette anthologie, c'est-à-dire avec son passé, et toute une tradition orale qui fonctionne comme l'envers d'une histoire officielle. Il convie à cette réflexion l'auditoire d'un séminaire autour de ce recueil de chansons souvent avec humour, avant de revenir sur des considérations politiques qui rappellent le propos de Invisible Republic  (1997)  consacré aux Basement Tapes de Bob Dylan. Il y égratigne au passage la culture universitaire et son art de la catégorisation objective parfois sèche et stérile. Greil Marcus présente comme à son habitude un modèle d'exégèse, un portrait émouvant de Harry Smith, et une belle interrogation sur ce qui se joue dans l'acte même d'enregistrer la musique, puis d'en écouter via un enregistrement. Que faire de cette expérience qui nous arrache au présent et nous met en contact avec des corps d'ici et d'ailleurs, d'aujourd'hui et d'hier, devenus des spectres qui hantent notre quotidien, y déposent leur empreinte, et jouent les fondations invisibles ?

Il semblait logique de commencer par le "Henry Lee" de Dick Justice qui hante le "Tin Angel" de Bob Dylan ou que Nick Cave ré-enregistra pour son Murder Ballads avec PJ Harvey en 1995 [Cave reprend à la même époque "King Kong Kitchee Kitchee Ki-Mi-O" ou "Stagger Lee" dont on trouve deux versions sur l'Anthology d'Harry Smith. A noter que Greil Marcus se livre à une histoire de cette chanson, ses interprétations et variantes de la première version enregistrée et confiée à Alan Lomax en 1910 à celle de Nick Cave & The Bad Seeds, dans "Mystery Train" (Editions Alia p.304-320).] , pour mesurer combien l'anthologie de Smith a fertilisé l'imaginaire du rock de ces 60 dernières années, et a permis à l'Amérique de se replonger dans sa culture populaire. C'est aussi la chanson qui ouvre le premier disque intitulé Ballads (Green Singing).

https://www.youtube.com/watch?v=DoEG8SRiNn8

 

Extrait I

 

Je savais qu’il avait vécu à Berkeley du milieu à la fin des années 1940 et qu’il y avait rassemblé la plupart de ses enregistrements. Bon, il avait bien dû habiter quelque part, et Panoramic, décidai-je, pouvait parfaitement convenir.

C’est une vieille rue croulante, avec, sur ses maisons de bardeau  brun et de stuc, des touches inattendues d’Art nouveau à la William Morris : une étrange collection de cheminées sur une, ou, sur une autre, une fontaine à l’effigie d’une Gorgone sculptée dans le mur de béton, de sorte que l’eau, en ruisselant de sa bouche au fil des décennies, a laissé à la Gorgone une longue barbe de mousse verdâtre.

La bohême absolue, le nid de rats absolu… Où donc Harry Smith aurait-il bien pu habiter s’il avait vécu à Berkeley, sinon ici ?

La plupart des maisons de ce versant sont dérobées à la vue. On ne voit jamais personne dehors. Pas de trottoirs. Des cerfs en plein jour ; des ratons-laveurs, des opossums et même des coyotes la nuit. Partout baies, prunes, nèfles, romarin, fenouil. Bois et garennes, escaliers de pierre fendant la colline de haut en bas. Un sentier presque toujours plongé dans la pénombre et ombragé par d’immenses séquoias. La courbe gigantesque des fondations d’une maison construite par Frank Lloyd Wright. Une rue où, pourrait-on s’imaginer, quelque chose d’étrange, d’excitant, de tabou ou d’indicible pourrait arriver derrière chaque porte. La bohême absolue, le nid de rats absolu… Où donc Harry Smith aurait-il bien pu habiter s’il avait vécu à Berkeley, sinon ici ?

Depuis ce jour, chaque fois que j’ai escaladé la colline de Panoramic et que je suis passé devant l’appartement de Harry Smith en montant ou en redescendant, j’ai eu envie de frapper à la porte pour apprendre à son actuel occupant –en quatre ans, je n’ai vu strictement personne, typique de Panoramic– qui avait vécu là naguère. Qui y avait vécu et avait certainement laissé un fantôme derrière lui, voire toute une troupe. « ON RECHERCHE », titrait une petite annonce du magazine Record Changerde septembre 1946 :

"Enregistrements d’avant-guerre de voix hillbilly et race. [Si le terme Hillbilly est un stéréotype désignant d’abord certains habitants les plus rustiques des Appalaches puis les « pécores » en général, « race » est en revanche l’euphémisme  consensuel de l’époque pour Nègres, Noirs. Aujourd’hui, on dirait musique country et musique ethnique. Note du traducteur.] Bascom Lamar Lunsford, Jilson Sterrs, Uncle Heck Dunford, Clarence Ashley, Grayson and Whittier, Bukka White, Robert Johnson, Roosvelt Graves, Julius Daniels, Rev. D. C. Rice, Lonnie Mc Intorsh, Tommy Mc Clennan et de nombreux autres.      HARRY E. SMITH, 5 bis Panoramic, Berkeley 4, Californie."

Ils étaient toujours dans cette petite pièce… il le fallait. Leurs voix sonnaient déjà comme celles de spectres vingt ans avant que Harry Smith ne se mette en quête d’eux ; privés du corps noir de leurs soixante-dix-huit tours, ils ne pouvaient que l’être davantage.

Je me suis pris à fantasmer sur la façon dont j’allais pouvoir m’expliquer. À quelques pas de la porte du 5 et demi, on trouve une plaque commémorative dédiée à Henry Atkins, le concepteur qui a créé le quartier en 1909. Alors j’allais dire : “Salut, je me demandais si vous saviez qui habitait autrefois cet appartement. Vous voyez la plaque là-bas ? Eh bien il devrait y en avoir une autre pour cet homme. Voyez-vous, il a fait des choses… remarquables.” Non, ça ne marcherait pas. Ça me faisait déjà l’impression que j’étais en train de recruter des néophytes pour un nouveau culte. Meilleure idée : embarquer un exemplaire du bastringue. Le brandir. “Ceci est un recueil d’ancienne musique américaine, pourrai-je dire. Rien que cette année, un homme a dit à Paris (faisant là allusion au conservateur d’art londonien Mark Francis) que seul James Joyce, et encore de très loin, pouvait voir en ce recueil une clef de la mémoire moderne. Et tout cela s’est fait ici, dans votre appartement. Je voulais simplement le faire savoir à celui qui l’occupe actuellement.”

Au bout de quelques semaines, mon fantasme a pris une nouvelle tournure qui m’a laissé pantois: j’allais offrir l’Anthology puis repartir cette bonne action accomplie… mais le récipiendaire poserait alors une question : “Ça m’a l’air très intéressant, dirait-il. Mais de quoi ça cause ?”

De quoi ça cause, effectivement ? Comment l’expliquer, non seulement à quelqu’un qui n’a jamais écouté l’Anthology, n’en a même jamais entendu parler, mais encore à soi-même, surtout quand on a écouté pendant des années, voire des décennies, le grimoire de sortilèges de Smith ? Une réponse a tout de suite surgi du néant : “De présidents morts, répondrai-je. De chiens morts, d’enfants morts, d’amants morts, de meurtriers morts, de héros morts et de ce qu’il fait bon être en vie.” […]

https://www.youtube.com/watch?v=y3JEVhOAyMo

 

Extrait II

Un groupe de professeurs – des départements d’anglais, d’allemand, de philosophie, de musique, d’histoire, d’études américaines et d’histoire de l’art –se sont assis autour d’une table. Leur mission avait été d’écouter les CD ; j’ai demandé à chacun de me citer la chanson qu’il avait préférée. “Celle sur le chien”, m’a dit une femme en parlant du “Old Dog Blue” [Le blues du vieux chien] de 1928 de Jim Jackson. “Pourquoi ?” “Je n’en sais rien, a-t-elle répondu comme n’importe quel auditeur. J’ai passé les disques en faisant la vaisselle et cette chanson m’a frappée.” Plusieurs votes se sont portés sur les chansons “cajuns” : “La Danseuse”, de Delma Lachney et Blind Uncle Gaspard et le “Saut crapaud”de Columbus Fruge, tous deux de 1929, le “Home Sweet Home” des frères Breaux, de 1933, tous morceaux et titres auxquels, en trente ans d’écoute de l’Anthology originale– mais, de toute évidence, sans les avoir réellement entendus–, je n’avais pas prêté attention.

Ces prestations – appartenant toutes à la section du recueil que Smith avait intitulée “Musique sociale”, celle qu’en général on regardait en 1960 comme la moins attrayante –avaient immédiatement interpellé ces oreilles vierges. J’étais déçu que personne n’ait cité le“I Wish a Was a Mole in the Ground” [J’aimerais être une taupe sous la terre] de 1928 de Bascom Lamar Lunsford, sans doute la chanson la plus irréductiblement séduisante que j’aie jamais entendue, ni le “James Alley Blues”de 1927 de Richard “Rabbit” Brown, dont je trouve qu’il est le plus bel enregistrement de tous les temps. Bon, me suis-je dit, des goûts et des couleurs… Et ils ne s’y connaissent pas vraiment… Ce n’est d’ailleurs pas comme si j’avais moi-même tout pigé d’emblée. J’ai néanmoins mentionné le “James Alley Blues”.“Vous voulez parler de celle qui fait penser à Cat Stevens ?”a demandé quelqu’un. Horrifié, j’ai laissé tomber le sujet.

Quand, au cours de la réunion ultérieure, nous avons repris l’écoute du Volume 4 [Volume paru bien après les trois autres et de manière posthume. Il est de couleur jaune.] de Smith, un professeur de philo a insisté sur la filiation immédiatement incontestable entre le “Dog and Gun” [Chien et fusil] de 1923 de Bradley Kincaid et tout ce qu’a fait Pat Boone. Sa première contribution au séminaire a été de faire remarquer les “échos stupéfiants des Stonemans”–dans leurs “The Montaineer Courtship” [La Courtise du montagnard] de 1926 et “The Spanish Merchant’s Daughter”[La Fille du marchand espagnol] –“dans le travail des débuts de The Captain and Tennile.”“Il faudrait noyer Hattie Stoneman”, a répondu un professeur d’histoire de l’art.

https://www.youtube.com/watch?v=JLKvEIpwgUM

Une prof d’anglais a avoué qu’elle ne pouvait vraiment pas supporter la “fadeur des voix”. Elle parlait des voix des Appalaches : Clarence Ashley, Dock Boggs, la Carter Family, G. B. Grayson, Charlie Poole, Lunsford. « De quoi ça parle ? demandait-elle. Où ça mène ?” “C’est peut-être une forme de désintérêt, a dit un jeune professeur de musicologie. Tout le monde connaît ces chansons. On les a entendues toute notre vie. Elles finissent par nous ennuyer.”  “À croire qu’ils se fichent qu’on les écoute ou pas, a repris la première. C’est peut-être ça qui me déplaît.” “Je ne crois pas, a déclaré un professeur d’allemand dont on a appris par la suite qu’il avait grandi dans les montagnes du Kentucky. C’est du fatalisme. De l’impuissance. La conviction que rien ne peut changer quoi qu’on fasse, même en chantant une chanson. De sorte que, dans un certain sens, vous avez raison… peu importe qu’on écoute ou pas. Le monde sera toujours le même à la fin de la chanson, quels qu’en soit l’interprétation et le nombre des auditeurs.”

“Uncle Dave Macon n’est pas comme ça”, a dit quelqu’un de l’oncle favori du Grand Ole Opry. “Non, a repris celui qui voulait noyer Hattie Stoneman. Il est satanique.” Je me suis rendu compte que j’étais complètement largué… ou que l’Anthology of American Folk Music de Harry Smith avait débouché sur un pays entièrement différent de tout ce que j’y avais vu. “C’est ce Kill Yourself !” [Suicidez-vous] a lâché quelqu’un, reprenant la balle au bond. Et, très vite, on a eu l’impression que toutes les personnes présentes voyaient des cornes pousser sur la tête du vieux et gentil joueur de banjo, tandis que des sabots fourchus remplaçaient ses sabots de danseur de claquettes. Ils faisaient allusion à son“Way Down the Old Plank Road” [Au bout de la vieille route de planches] de 1926, un des cris les plus festifs, extatiques et légers que l’Amérique eût jamais poussés. Où est le diable là-dedans ?

https://www.youtube.com/watch?v=Dqjl8Q61bA8

“Kill yourself !” hurle Uncle Dave Macon au milieu de la chanson, après un couplet, repris du “Coo Coo” [Le Coucou],qui parle de construire un échafaudage sur une montagne pour regarder passer les filles, juste après la mort de sa femme, le vendredi, et son remariage le lundi. “Kill yourself !”. Il voulait dire, ça m’a toujours paru très clair… Bon, en fait, ça n’a jamais été évident. Il voulait dire que la vie est si belle qu’elle ne peut guère le devenir davantage, alors autant… se tuer ? Est-ce que ça fait sens ? Peut-être ne voulait-il dire que “Criez, hurlez à tomber dans les pommes”, “Secouez-le mais ne le cassez pas” ou, par le fait, “L’amour triomphe de tout.”

Mais ce n’est pas l’impression qu’il donne quand on l’écoute. Il paraît immense, tel quelque dieu païen s’élevant au-dessus de la scène qu’il dépeint, non pas en maître des révélations mais en juge. “La perspective de l’Apocalypse semble un peu trop satisfaire Uncle Dave”, a laissé tomber le partisan d’un Macon suppôt de Satan. Tout le monde opinait du bonnet et, l’espace d’un instant, j’ai cru entendre aussi : Uncle Dave veut ta mort. J’ai entendu ce qui m’a paru réellement satanique sur le moment : quand Uncle Macon crie “Suicidez-vous !”, ça semble être une bonne idée–vraiment très drôle. Et c’est aussi ce qu’on entend dans “The Wreck of the Tennessee Gravy Train”[Le Déraillement du train de sauce du Tennessee, qui sous-entend aussi la Fin de l’argent facile], que Harry Smith a inséré dans le Volume 4 de son Anthology. On était en 1930, et Macon a comprimé dans sa chanson autant d’informations journalistiques que Bob Dylan dans son Hurricane en un peu plus d’un tiers du temps, en dansant sur les ruines financières de son État,– les émissions d’obligations bidons, les banques en faillite, les fonds détournés–tout en criant à perdre haleine “Suivez-moi, bonnes gens, nous partons pour la Terre Promise”. “Kill yourself !”–c’est l’effet que ferait le diable s’il chantait “Sympathy for the Devil : Pertinent” ! [...]

"Ces gens se disputaient avec Uncle Dave Macon plutôt qu’avec la tradition qu’il représentait. C’était Hattie Stoneman en personne qu’il fallait noyer, pas toutes les femmes en général de la Virginie blanche. À quoi bon respecter une chanson quand on ne l’aime pas ?"

Dans la majeure partie des commentaires pléthoriques qui ont accueilli la réédition de l’Anthology of American Folk Music en 1997, la musique était regardée comme un canon et les artistes comme représentatifs du peuple. Aucun de ces concepts n’a atteint la pièce où nous nous trouvions. Ces gens se disputaient avec Uncle Dave Macon plutôt qu’avec la tradition qu’il représentait. C’était Hattie Stoneman en personne qu’il fallait noyer, pas toutes les femmes en général de la Virginie blanche. À quoi bon respecter une chanson quand on ne l’aime pas ? [...]

Je suis rentré chez moi et je me suis repassé l’Anthology. J’avais lu quelque part que, dans les années cinquante, le photographe et réalisateur Robert Frank aimait écouter inlassablement la vingtième chanson des disques de “Musique sociale”, le “He  Got Better Things for You”[Il a bien mieux à vous offrir] de 1929, des Memphis Sanctified Singers, comme si, précisément, le monde n’avait pas besoin d’une autre musique. J’ai cherché à entendre ce qu’il avait dû y entendre lui-même ; je n’y suis jamais parvenu.  Mais ce jour-là, c’était entièrement présent – comme si, encore une fois, ç’avait toujours crevé les yeux.

https://www.youtube.com/watch?v=WYSbkIm7SNM

 

Smith ne cite jamais le nom des chanteurs individuellement, sans doute parce qu’il ne parvenait pas à les trouver. Dans les notes additionnelles de la réédition de 1997 par le folkloriste Jeff Place, on peut en revanche les rencontrer : Bessie Johnson, en chanteuse principale, suivie par Melinda Taylor et Sally Sumner, avec Will Shade, du Memphis Jug Band, à la guitare. Johnson entonne délibérément le chant à petits pas mesurés. “Chers amis, je veux vous dire…” commence-t-elle aimablement. Puis son vibrato presque masculin s’approfondit, devient plus rauque, plus dur à chaque syllabe. Quand elle dit “Jésus Christ, mon sauveur”, c’est le sien, pas le vôtre. Sa gorge donne l’impression de se déchirer. À travers cette raucité et l’âpreté des paroles suivantes (“Il a le Saint-Esprit et le feu”), c’est immédiatement un Dieu courroucé qui vous regarde droit dans les yeux. Uncle Dave Macon, un suppôt de Satan ? Ça c’est bien plus terrifiant. Mais ensuite, à la fin de la première strophe, c’est toute la prestation, le monde tout entier qui semble retomber, revenir en arrière et tout ravaler : menace, remontrance et condamnation. Chaque mot semble destiné à se détacher nettement, jusqu’à la phrase du titre éponyme : “Il a mieux à vous offrir”, qui semble glisser de la langue de Bessie Johnson pour ensuite se dissiper dans l’air, ne laissant que cette suggestion : si vous écoutiez avec attention cette chanson jusqu’au bout, votre vie en serait complètement transformée.

L’Anthology of American Folk Music a indubitablement été renversée et retournée dans tous les sens. J’étais toujours persuadée que le “James Alley Blues” de Rabbit Brown était le meilleur morceau jamais enregistré, mais, à présent, une autre interprétation, que je n’avais jamais réellement remarquée jusque-là, la “Rocky Road” [La Route rocailleuse] de 1928 des Alabama Sacred Heart Singers, s’imposait brusquement à moi. Ce n’était pas un enregistrement, mais une Croisade des enfants. Dans l’Anthology, le spiritual “Present Days” [Les Jours présents], enregistrement du même groupe et de la même année, présente une basse profonde et mûre, dominée par la voix flûtée d’un homme en qui l’on pourrait voir le pharmacien du bourg, puis un fermier ou un prêcheur entonnant les moments les plus émouvants du morceau tandis que les femmes se chargent de la musique. Le morceau dure trop longtemps – on se rend compte qu’ils le connaissent à fond, qu’il est complet, achevé. C’est du travail de professionnel. Mais dans “Rocky Road”–“Ohhhhhla la/lala/ la lala”, dix, vingt ou peut-être cent enfants semblent chanter dans un champ tout en dansant en rond au bord d’une falaise. Comme si j’avais encore onze ans, que c’était Little Richard, que je ne comprenais pas un mot d’anglais ou que je m’y refusais. On n’avait pas besoin de connaître la langue pour écouter la musique ; elle vous l’enseignait. Non qu’elle m’ait jamais rien appris auparavant. Il faut être prêt à accepter Dieu, disent ces chansons ; il faut être prêt pour écouter des chansons.

https://www.youtube.com/watch?v=JMyEZ2awqGI

 

Extrait III

Quand on écoute de vieux enregistrements ou qu’on regarde de vieilles photographies, plus les sensations qu’elles inspirent sont belles et vivaces, plus on a du mal à se rendre compte que les gens qu’on écoute ou qu’on voit sont morts. Ils sont arrivés sur terre et l’ont quittée, et on peut avoir l’impression que leur survie dans ces représentations n’est qu’un accident – comme si, ainsi que le dit l’Apocryphe citée par James Agee à la fin de son Louons maintenant les grands hommes, en vérité “ils ont péri comme s’ils n’avaient jamais été et ils sont maintenant comme s’ils n’étaient jamais nés.” Mais ce n’est pas ce que semble suggérer le “Rocky Road” des Alabama Sacred Heart Singers. En l’occurrence, les personnes qui chantent rajeunissent un peu plus à chaque vers. À la fin, ils émergent à peine du giron maternel. Repassez-vous la chanson et vous les entendez grandir… mais seulement jusqu’à ce point. Vous les entendez renaître encore et encore.

Imaginer que ces personnes puissent mourir est impossible. C’est ce qu’ils disent, bien sûr. C’est dans leur texte. Des milliers et des milliers de gens ont dit exactement la même chose pendant des milliers d’années. Mais ils ne l’ont pas fait.

Harry Smith a dit une fois que le principal intérêt qu’il portait à la musique folk résidait dans la “modélisation” qu’elle contenait. Il ne voulait probablement pas parler de ce dont auraient parlé d’autres collectionneurs de disques : de cette inclination stéréotypée des mâles adolescents pour la classification et l’accumulation ; une sorte de trainspotting. Observer les trains. Classer tout cela par régions, styles, genres, instrumentation, familles de chansons et, surtout, origine raciale.

"(L)es enregistrements qu’il a sélectionnés attestent de la faculté de certains artistes à se présenter eux-mêmes comme des corps charnels, mus par leur volonté, leurs désirs, sauvés ou damnés, pétris d’amour ou de haine– comme si leur singularité les avait soustraits aux historiographies musicales et aux impératifs socio-économiques où les universitaires ont de tout temps cherché à les enfermer."

 

La manière dont Smith rassemble les enregistrements et les artistes engendre des modèles dans toute son anthologie. Certains de ces modèles sont aisément repérables, telle que la concaténation de meurtres, d’assassinats, d’accidents ferroviaires, de naufrages et de pestilence qui achève la section originale de ses “Ballades”. D’autres sont parfaitement fantomatiques, comme en filigrane : on sent tout bonnement que deux chansons qui ne pourraient être formellement plus dissemblables ont été commandées par le même dieu. Mais l’interprète, en aucun cas, n’est prisonnier de son interprétation– des éventuelles attentes de son public, ni de ses propres attentes quant à la signification à donner à la chanson. Untel sera un rusé brigand ; tel autre chanteur sera déjà passé de l’autre côté, dans l’au-delà, par-delà toute possibilité de surprise ; un troisième rira au nez du deuxième.

Il n’est pas inintéressant que la plupart des chansons recueillies par Smith dans sa première Anthology, ainsi que de nombreuses de son Volume 4 – témoignages de tueurs ou de saints, récits d’emprisonnements ou de cavales, appels à la justice ou à la vengeance, visitations d’intempéries ou du surnaturel ; toutes chansons qui, avant tout, laissent à l’auditeur un arrière-goût de péril, d’incertitude, et une vision morbide du passé et de l’avenir– aient été chantées pendant des générations avant d’être enregistrées. Mais les enregistrements qu’il a sélectionnés attestent de la faculté de certains artistes à se présenter eux-mêmes comme des corps charnels, mus par leur volonté, leurs désirs, sauvés ou damnés, pétris d’amour ou de haine– comme si leur singularité les avait soustraits aux historiographies musicales et aux impératifs socio-économiques où les universitaires ont de tout temps cherché à les enfermer.

Dans la musique folk, telle qu’elle était encore conventionnellement comprise quand Smith s’est mis à l’œuvre, la chanson chantait le chanteur. Mais le travail de Smith est moderniste : le chanteur chante la chanson. Le chanteur, dans cette phrase que Louise Brooks aimait citer  à propos de l’art, donne à entendre “une composition subjective épique dans laquelle l’artiste demande la permission de traiter le monde selon son propre point de vue. La question, néanmoins, est de savoir s’il a un point de vue.”

Les gens vers lesquels Smith était attiré en avaient un, de point de vue. Ses anthologies sont un théâtre de la subjectivité – une dramatisation de ce que pourrait être la vie dans une ville ou à la campagne, où tous ceux que l’on croise ont un point de vue et où personne ne la boucle.

Une telle société ne se contente pas simplement de refuser de se plier à un canon, elle le repousse. Regardez les soi-disant créateurs de canons. Smith parlait de la “haine universelle”qu’il avait appelée sur sa tête. Il s’habillait comme un clochard et vivait souvent comme un clochard. Il se prétendait tueur en série. Il niait avoir jamais eu de rapports sexuels et nombre de gens qui l’ont connu sont convenus qu’ils avaient le plus grand mal à se l’imaginer se livrant à cette activité. Ennemis et amis le décrivaient comme un infirme, un drogué, un timbré, un clodo. “Quand j’étais plus jeune, a-t-il dit en 1976 dans un moment de grande solitude en s’adressant à un étudiant qui lui avait téléphoné pour lui demander de l’aide pour l’écriture d’un devoir, je croyais que les sentiments qui me passaient par la tête étaient volatils … que je les surmonterais en grandissant, que la panique, l’angoisse ou quel que soit le nom qu’on lui donne disparaîtrait, mais on soupçonne plus ou moins à trente-cinq ans et, à cinquante, on sait avec certitude qu’on est définitivement coincé avec ses névroses– ses démons, ses cérémonies parachevées, toutes ces foutues vieilles lunes, bref, classez-les comme vous voudrez.”

Ses anthologies sont un théâtre de la subjectivité – une dramatisation de ce que pourrait être la vie dans une ville ou à la campagne, où tous ceux que l’on croise ont un point de vue et où personne ne la boucle.

Un canon ? Ce qui se cache derrière ces anthologies, c’est un homme qui n’a jamais fermé sa gueule, –un jeune homme de la côte Ouest, pas encore trentenaire en 1952, mais vivant à New York, qui imposait au pays lui-même sa propre étrangeté, son propre statut d’élément hétérogène, (et qui, d’ailleurs, ne tenait peut-être pas à s’intégrer socialement), sa propre identité en se présentant comme un individu différent de tous les autres, un individu que nul autre ne voudrait être. [...]

C’était sa version personnelle du traitement folk ; il allait présupposer une nation, un malheur commun, une promesse et une malédiction auxquels aucun citoyen ne pouvait échapper ; il allait postuler une identité nationale et la réécrire ensuite. La réécrire par caprice, par goût–en des termes correspondants à ce que lui, l’éditeur (ainsi qu’il se présentait) ressentait.

Nul piétisme, relativement à la musique folk, à son authenticité, à ce qu’est réellement le folk, à ceux dont le travail est respectueux du passé et à ceux qui l’exploitent, ne saurait survivre à une telle posture–et c’est peut-être pour cela que le projet de Smith s’est révélé si fécond, si générateur. Il laisse entendre aux Américains que leur culture en vérité leur appartient–autrement dit qu’ils peuvent en faire ce qu’ils veulent. [...]

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Auteur : Greil Marcus.

Traduction : Frank Reichert

On vous conseille vivement de  retrouver l’intégralité de cet article dans le numéro 13 de la revue Feuilleton , qui vient de paraître. L'ensemble du numéro a été illustré par Aleksi Cavaillez.

Ces extraits de l’article “American Folk”  ont été reproduits avec l’autorisation de  la Revue Feuilleton et de Greil Marcus.  Remerciements chaleureux à Adrien Bosc.

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